à l’insu

à Zak Kostopoulos

 

Ta mort a été filmée

sur un téléphone portable

de 10 ou 15 euros

jetable

et les (dernières) images (de toi)

sont de mauvaise qualité :

grains sales

pixels gras

comme si ta mort était d’abord passée de mains en mains

avant d’arriver jusqu’à nous.

Tu avais sur toi

un briquet

et ta carte.

Certains meurent

en ayant conscience de mourir

mais peut-être n’y as-tu pas cru, toi,

as-tu refusé d’y croire

jusqu’à la fin ;

j’espérais

que tu étais effectivement « au moment des faits »

ce toxicomane chargé qu’ils t’accusaient d’être

(ce qui justifiait, à leurs yeux,

ta mise à mort)

pour que cette violence-là t’ait été épargnée ;

te voir mourir,

te savoir mourir de cette façon —

mais ce n’est pas le cas,

ce n’est malheureusement pas le cas :

les examens toxicologiques

publiés un peu plus d’un mois après ta mort

montrent que tes veines ne portaient pas la plus petite trace

de substances

(sauf un peu d’aspirine)

et que tu étais lucide.

Sur les images,

ton visage est déjà presque bleu

ou mauve

tes yeux sont fermés,

cils noirs, paupières lourdes et légères de celui qui dort

et ta joue droite est pressée contre les plaques du trottoir

par 6 ou 7 hommes en uniformes,

bien plus épais que toi ;

personne ne sait

à quel moment tu as trouvé cette porte, inespérée,

pour échapper à la souffrance.

Sur ces images

tu n’es peut-être déjà plus Zak

et tu n’es plus que Zak,

plus rien d’autre :

tu es brusquement devenu identique à toi-même

et cette identité est atroce

et absurde :

si l’identité est la mort,

c’est que l’identité n’existe pas.

Alors que tu as passé ta vie à être toujours un peu plus que toi-même,

jamais exactement, jamais seulement Zak,

tu n’es soudain plus rien d’autre que toi,

tu n’es plus toi.

Nous continuons, nous,

à essayer de continuer à demeurer vivants,

divers,

jamais exactement identiques à nous-mêmes :

nous vivons à l’insu de celle ou de celui que nous serons mort.e.s.


(20 décembre 2018)

6 réflexions sur “à l’insu”

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.