Les rues se couvrent de lumières
à mesure que nous avançons dans l’hiver ;
sur le chemin de l’école,
ma fille se retient à mon bras
puis me tire en arrière
et me montre du doigt l’arbre rutilant
dans la vitrine de la boulangerie :
regarde, papa, regarde.
Nous nous demandons en descendant les marches de la station
si cet arbre était déjà là hier,
nous ne croyons pas.
Le quartier est barré par les rails
de la ligne 1:
il faudrait chaque matin franchir pour couper court
le pont de fer,
nous choisissons le plus souvent de marcher
jusqu’à la station, en ligne droite,
et d’emprunter le passage souterrain,
de passer par-dessous.
Dans le tunnel d’Àgios Nikólaos,
contre le mur du fond,
une vieille dame
est assise sur un tapis de sol
et a déposé à ses pieds
un morceau de carton biseauté
qui dit :
j’ai faim / j’ai de l’asthme.
Hier matin,
le même tapis était occupé par un vieil homme,
probablement son époux,
et la pancarte était la même ;
mais l’homme avait en plus déposé juste à côté de l’inscription
un petit inhalateur de poche
(vert olive,
de la forme d’un tuyau recourbé)
comme un gage.
J’imagine qu’ils se relayent,
un jour sur deux :
l’écriteau reste le même
mais le vieil homme garde toujours
l’appareil avec lui.
À la sortie du tunnel,
la cave est tenue par un homme d’une quarantaine d’années
qui ouvre souvent sa boutique au moment
où nous commençons à descendre la rue Kórakas vers l’école
et où nous saluons les mamans — Iríni, Ioúlia, Christína — qui remontent
après avoir laissé leurs enfants
et discutent en roumain
(de temps en temps, nous croisons aussi Stefán, le père de Dimítris,
et le père d’Ànguèlos, dont je ne connais pas le prénom).
Dimítris porte un prénom grec —
comme Ànguèlos,
Pètros, et Nicólas,
qui vit avec sa mère
dans un appartement faisant juste face au nôtre :
ma fille et lui
passent quelquefois une heure à se parler à voix vive, d’un balcon à l’autre,
comme Roméo et Juliette,
et tout l’espace bordé par les immeubles, long rectangle vide
séparé par des murets et planté d’arbres
résonne de leur conversation.
Iríni est serveuse
dans le café syrien qui fait l’angle
d’Acharnón et de Pyrsógianni,
Ioúlia nettoie l’école maternelle de la rue Pyrsógianni,
Christína nettoie les locaux
d’un immeuble de bureaux racheté il y a peu
par une entreprise allemande :
deux sociétés ont fusionné,
le nombre de bureaux a augmenté,
mais le salaire est resté le même —
et il lui faut maintenant
faire une vingtaine de bureaux
dans le temps qui était autrefois imparti
à 15.
Iríni élève son fils seule,
mais pas Ioúlia et Christína,
si bien qu’elles ne font pas chaque matin, elles,
le trajet pour l’école :
de temps en temps,
les pères prennent le relais.
Stefán et le père d’Ànguèlos font des chantiers.
Le caviste qui remonte le rideau de fer est Grec, lui,
et fait probablement partie de l’organisation néo-nazie Aube Dorée
comme le retraité qui de temps en temps tient le kiosque à journaux
à la place de sa femme
et dissimule une barre de fer
à l’intérieur de l’habitacle, sous la caisse :
je le sais, car il a un jour menacé d’en faire usage
pour frapper une amie
qui distribuait des tracts au bas des marches de la station.
Les matins d’été, un Grec
aux traits indiens
dépose des pots de basilic
sur le trottoir,
un peu en retrait de l’endroit où les gens se croisent
à l’aveugle
en sortant du tunnel ou en y pénétrant
se hâtant vers le quai
ou marquant une légère pause
pour regarder de droite à gauche
avant de traverser la rue et de reprendre leur course :
chaque matin d’été, ce visage
ces feuilles de basilic d’un vert éclatant
et l’inscription mal effacée sur le mur de la station,
face à la cave :
« Fascistes, … »
Sur le trajet de l’école,
Elèni s’arrête maintenant pour déchiffrer consciencieusement
en remuant légèrement les lèvres
l’enseigne de la boulangerie
les lettres sur les vitrines des magasins
puis s’arrête un jour devant l’inscription
et me demande de la lui traduire
car nous parlons tous les deux en français
dans un pays grec.
« Qu’est-ce que ça veut dire, φασίστες? »
Devant la vitrine du fleuriste à l’angle d’Acharnón et d’Olympías
ma fille me demande parfois si les plantes
sont vraies ou fausses.
Le problème, avec le capitalisme,
c’est que le père d’Arióla
ne peut pas payer à sa fille
le sac de classe rose, orné de figures de princesses,
dans la boutique de fournitures scolaires en face de l’école,
car ce sac coûte 35€
et qu’Arióla ne veut pas des autres sacs,
de couleur unie,
sans princesses,
qui coûtent presque la moitié du prix :
elle n’en veut tellement pas
qu’elle s’est presque mise à pleurer, hier,
dans la boutique :
un sac avec princesses
coûterait un chantier,
une journée de travail.
Le problème, avec le capitalisme,
ce sont les chaussures :
un jour, D., qui venait du Sénégal
et était passé par la Turquie,
ses belles chaussures de cuir, « des bottines », à ses pieds,
les a données à ressemeler
dans un atelier de Patissíon,
près de la place des Amériques ou de la place Koliátzou.
Le cordonnier
n’a pas demandé à être payé d’avance.
Il les portait dans le zodiac.
Il est aussi attaché à ses bottines de cuir
qu’Arióla au sac rose avec les figures de princesse
que son père a finalement accepté de lui acheter
(pas le jour même,
mais le surlendemain) :
« On porte des chaussures
pour se protéger,
pour ne pas se blesser,
pour ne pas aller les pieds nus. »
Ces chaussures étaient avec lui
dans le voyage,
l’accompagnaient,
et elles lui rappellent Dakar :
quelque chose de sa vie d’avant,
à quoi il tient.
D. quitte quelquefois Athènes
pour récolter des tomates ou des fraises en province,
puis revient
et ses yeux, tandis qu’il me parle,
sont toujours aux aguets
d’un contrôle :
il parle
comme quelqu’un qui est prêt à fuir,
à tout moment —
à s’enfuir discrètement,
sans courir.
Le problème, avec le capitalisme,
ce sont les chaussures
qui sont prêtes, à présent,
pendues dans la boutique
visibles depuis la rue,
comme neuves,
presque dans l’état dans lequel elles étaient lorsque D. les portait au pays,
mais qu’il ne peut récupérer,
« au moins pour le moment »,
faute de pouvoir payer le prix de la réparation ;
« mais j’ai confiance :
j’espère les reprendre assez vite. »
Il y a trois enfants syriens dans la classe :
ils ne parlaient pas un mot de grec,
le premier jour,
« mais ils font les plus beaux dessins »
a dit la maîtresse aux enfants,
pour compenser :
« ce sont eux qui dessinent le mieux ».
Dans une salle de classe voisine,
un enfant de Syrie s’est jeté sous la table
la veille de la fête nationale, au jour du passage
des avions.
Nos fenêtres donnent sur d’autres fenêtres
et grâce à Elèni, qui a eu six ans le 27 octobre,
nous apprenons peu à peu
ceux qui y vivent.
(vendredi 21 décembre 2019)
Merci pour ce texte magnifique
je vaille reprendre prochainement
en espérant une année 2019 ouverte sur la joie et l’émancipation
bien cordialement
didier
J’aimeAimé par 1 personne