L’attente

Quand tu ouvres les yeux, ce matin, c’est là — une tension, quelque chose de vif comme l’attente d’un combat : c’est aujourd’hui. Tu te lèves comme si tu étais poussé en avant.

Eleni et Fotini dorment. Tu traverses l’appartement, prépares un café, affiches sur l’écran un témoignage lu la veille ; au mois de juillet 2000, un commando descend la rue Pýthonos où la section locale d’Aube Dorée dispose d’une planque en sous-sol, fait irruption sur la place en bordure de laquelle M. et quelques autres distribuent des tracts. La peur est là, au coin, en vêtements sombres et au pas militaire — le parti de la peur. Tu es l’espace d’un instant traversé par des froissements, des cris, des vêtements déchirés, le souffle d’un homme fouillant un sac à la recherche de l’appareil photo avec lequel M. a photographié quelques instants plus tôt le chef du commando — la fouille précipitée reste vaine, M. a eu le temps de repasser l’appareil à quelqu’un avant d’être jeté à terre et roué de coups ; quelques années plus tard, l’auteur de ces coups sera identifié par d’autres victimes de violences grâce à d’autres clichés.

Un autre témoignage rapporte la façon dont D. a été frappé à la tête au mois de juin 1998 par un militant de l’organisation armé d’un manche de pioche, en marge d’un rassemblement étudiant : «Lorsque j’entends les mots aube dorée, écrit N., une seule image me vient : celle de mon ami D., dans le coma, intubé.»

Il y a une semaine — le texte s’est perdu dans l’avalanche de posts sur l’organisation suscités par l’approche du verdict —, une parente d’élèves opposée au catéchisme dispensé par l’école publique grecque a raconté la terreur qui s’était emparée d’elle après que trois gros bras de l’organisation soient parvenus à l’isoler avant de proférer des menaces contre sa fille, son mari et elle ; elle s’était mise à hurler seule au volant de sa voiture à l’arrêt.

La géographie de la terreur répandue par Aube Dorée pendant les «années de crise» se confond presque avec celle de votre quartier. Cette rue est celle au bout de laquelle ils s’étaient mis à quatre contre un immigré pakistanais, à coups de chaînes. Ce tunnel au-dessous de la station Attikí est celui où un des leurs avait poignardé un jeune homme à la peau sombre. Le jeune homme s’était effondré contre le carrelage et avait lancé un cri, quelqu’un avait filmé la scène de loin sur son portable, à l’autre bout du tunnel un homme en uniforme était demeuré immobile.

Cette place — où se trouve une des aires de jeux préférées de ta fille —  était «leur place».

Tu te demandes si Thanassis, qui a porté pendant cinq ans la plainte des pêcheurs égyptiens frappés à coups de barres à mine par un groupe ayant fait irruption chez eux dans leur sommeil, a réussi à dormir cette nuit.

Vous avez décidé au dernier moment que tu garderais la petite. Elle aurait dû être en classe ce matin mais vous avez appris hier que sa maîtresse, Athanassia, ferait grève le jour du verdict — tu échanges en un sens ta place contre la sienne. Fotini partira pour le tribunal avec Elena, qui doit sonner en bas d’un instant à l’autre.

Tu as du mal à admettre que tu n’en seras pas, que tu manqueras ce rendez-vous qui est probablement une des plus importantes manifestations de votre vie — mais tu seras avec ta fille, dans l’attente du verdict ; celles et ceux qui se retrouveront à l’extérieur du tribunal ne feront, de leur côté, pas autre chose qu’attendre.

— Τι είναι, «χρυσή αυγή» ; C’est quoi, «aube dorée»?

— Πολύ κακοί άνθρωποι, des gens très méchants.

— Des gens qui ressemblent un peu à des orques (vous venez de voir Le Seigneur des Anneaux).

— Des gens qui attaquent les étrangers.

— Pourquoi?

— Parce qu’ils ne les aiment pas.

— Pourquoi?

— Parce qu’ils sont étrangers.

— Pourquoi?

Il n’y a peut-être plus de réponse : c’est comme ça, ça ne s’explique pas. C’est un bloc obscur. Eleni, qui a 8 ans, rumine en silence les informations récoltées, ses yeux suivent un arc-en-ciel invisible, elle délaisse les orques et se fixe sur le mot «étrangers» : ξένοι comme presque tous les enfants de sa classe. La famille d’Abou vient du Burkina Faso, il a deux frères, Latif, le plus grand, Papi, le plus petit, qui tous parlent français et grec ; la famille de Dimitris vient de Roumanie, comme celle de Lavinia, sa plus-grande-meilleure amie ; les parents d’Ariola ont quitté l’Albanie il y a des années. Comment tu vas? se dit en roumain Ce mai faci? Les trois enfants qui commençaient à parler le grec mais se sont envolés pour l’Allemagne à la fin de l’année dernière et dont elle est depuis sans nouvelles étaient Syriens. Gift, dont le nom veut dire «cadeau» et qui est arrivée quelques jours après la rentrée, vient d’un pays dont elle m’épelle le nom en grec, Νιγηρία, parce que c’est en grec qu’elle l’a appris. Il y a à l’école une petite fille, nouvelle venue, dont elle a entendu dire qu’elle parlait le français mais dont elle ne connaît pas le visage et qu’elle recherche dans la cour de récréation — ce serait bien, une amie fille qui parlerait le français ; Abou est très sympa, oui, mais il préfère jouer avec les garçons.

Elena est en bas, elle n’était pas revenue depuis le début du confinement, 6 mois, elle s’émerveille du lit superposé, un jour on montera pour y dire une histoire, Eleni la regarde et sourit en coin, perplexe — c’est un lit pour les petits, pas pour les grands, elle y repense, c’est vrai qu’Elena n’est pas si grande. E. observe les masques de couleur suspendus dans la pièce ou mis à sécher sur le balcon, demande comment ça se passe, l’école avec le masque, Eleni fait la moue en feignant de se concentrer sur un verre qu’elle déplace du bout du doigt vers le centre de la table.

Il y aura des flics partout, il vaudrait mieux y aller en baskets, quelque chose qui tienne bien le pied, pour courir.

— C’est quoi, «les flics»?

Angeliki et Lisiane y sont déjà, pas trop de monde dans le métro, beaucoup dehors, le tribunal est à une vingtaine de minutes à pied d’ici.

Tu étends le linge côté rue — les chaussettes de ta fille te paraissent toujours aussi minuscules qu’autrefois.

On se prépare, dit Fotini à sa mère, oui, je ferai attention, oui oui, je sais, je sais, je sais, maman.

Tu aperçois en passant devant l’écran T. au milieu des avocats de la partie civile avançant lentement vers le tribunal sur un bout de chaussée qui paraît étrangement déblayé et désert, se tournant et faisant le geste d’enlacer quelqu’un, le soleil brille assez bas, quelque chose dans cette marche pourtant solennelle te procure un léger vertige, peut-être la peur, les camarades du mouvement antifasciste KEERFA progressent derrière une longue banderole qui porte en grand les mots εγκληματική οργάνωση, «organisation criminelle», la sonnerie d’un téléphone retentit sur un balcon, immédiatement reconnaissable, ta fille chantonne dans la cuisine, Elena et Fotini viennent de partir sans refermer la porte, leurs voix claires jusqu’en bas dans l’escalier de marbre, tu essayes de récupérer des bribes d’images et de voix devant l’écran, racler des bribes de «là-bas», où ça se passe, tu passes sans t’arrêter sur les interventions des responsables politiques qui se relaient au bas des marches devant les caméras, une amie comédienne publie des images de machines à laver, sur les 68 prévenus seuls 9 se seraient présentés à l’audience, tu as cru un instant que le verdict était tombé et que seuls 9 d’entre eux avaient été déclarés coupables, ce vertige ou cette pointe d’angoisse, de nouveau mais non, tu as simplement mal lu. Tout ne tourne ce matin qu’autour d’un mot, «coupables», l’annonce des peines aura lieu dans quatre ou cinq jours, dit quelqu’un, le sort est jeté, on n’attend plus qu’un mot.

La salle est en train de se remplir, ta fille débarque de la cuisine : — Papa, pourquoi aujourd’hui c’est un grand jour? Tu te demandes où est-ce qu’elle est allée pêcher cette expression-là, «un grand jour», qu’elle emploie avec un sourire malin comme si elle se doutait qu’il ferait son petit effet, tu es certain de ne lui avoir jamais parlé d’aucun «grand jour», tu commences une explication qu’elle interrompt au bout de quelques phrases, «OK» mais elle voudrait jouer sur l’ordi, maintenant. Elle s’éclipse, un oiseau piaille haut derrière les toits, sur la page de The Press Project qui se renouvelle en permanence une foule dense filmée depuis le toit d’un immeuble apparaît entre les bâtiments de l’avenue Alexándras, la vue de la salle d’audience encore à moitié vide te pétrifie, tu n’as jamais pu te débarrasser vraiment de cette angoisse des lieux officiels, «La présidente vient de commencer à lire les noms des accusés», tu te lèves comme toujours quand le silence se prolonge dans l’appartement, tu la retrouves assise un genou levé et l’autre replié sous elle devant la lueur familière, qu’est-ce que tu fais, je suis en train de jouer quelque chose avec des dinosaures, tu l’enlaces sans rien dire, reviens devant l’écran, il est 11 heures 22, c’est le 454e jour du procès, tu ne penses plus à rien, l’imminence du verdict et l’angoisse annihilent provisoirement tout ce que tu peux conserver de souvenirs de cette lutte et de cette histoire-là — 5 ans de procédure, de collecte minutieuse de témoignages, de preuves et de mobilisations quotidiennes pour que le lien entre salle d’audience et société ne soit pas rompu mais demeure riche et vivant ; plus de 20 ans de crimes, d’opérations commando contre migrants et opposants, de terreur, de malversations mafieuses, d’impunité largement imputable au parti aujourd’hui au pouvoir et de collusion entre néo-nazis et services, commissariats de quartier, dirigeants politiques, journalistes — ta mémoire est comme paralysée, seul compte l’instant d’après, qui n’est pas encore là.

Les verdicts commencent à tomber au compte-gouttes sur la page. Tu te surprends à murmurer, presque à parler seul à la lecture de chaque ligne.

Ένοχος, coupable, Roupakias, l’assassin de Pavlos Fyssas, de tous les chefs d’accusation.

Une minute.

Ένοχοι, coupables, 15 des 17 inculpés poursuivis pour complicité dans le cadre de la même affaire.

Une autre.

Coupables, l’ensemble des cinq prévenus poursuivis pour tentative de meurtre dans l’attaque contre les pêcheurs égyptiens.

Une autre.

Coupables, 3 des militants d’Aube Dorée poursuivis pour l’attaque de Kératsíni contre des colleurs d’affiches de la confédération syndicale PAME, après requalification du chef d’accusation en «coups et blessures graves».

Une autre.

Coupables, l’épouse de Roupakias — faux témoignage —, une policière membre de l’organisation — un arsenal à son domicile —, plusieurs dirigeants du parti pour détention illégale d’armes.

La véritable décision n’est pas encore tombée — c’est maintenant.

C’est dit :

Les anciens députés d’Aube Dorée — l’ensemble du groupe parlementaire de l’organisation — sont déclarés coupables de participation à une organisation criminelle.

Les dirigeants d’Aube Dorée — la totalité des membres du bureau politique — sont reconnus coupables d’avoir dirigé une organisation criminelle.

Tu envoies un message à F., sur place, après chaque verdict — le bruit là-bas est si fort qu’elle a le plus grand mal à entendre les annonces faites au mégaphone, elle saisit simplement aux applaudissements et aux clameurs que les nouvelles sont bonnes.

La police grecque entreprend de disperser la foule au canon à eau et aux gaz lacrymogènes quelques secondes seulement après l’annonce du verdict, tu reçois d’autres messages, C’est le bordel, les gens s’enfuient dans les ruelles, est-ce qu’on en parle? C’est à côté de l’hôpital d’oncologie d’Àgios Sávvas et tout le quartier est noyé dans les gaz, La plupart se dirigent vers le Champ de Mars, il n’y a apparemment pas de flics là-bas encore, Oui, c’est par là qu’on va nous aussi, Ils bloquent les rues, On vient de se prendre des lacrymo, on marche, on se dirige vers le Palais de la Musique, ici c’est calme, Des jets d’eau balaient la foule du sommet d’énormes camions, On se dirige vers Gýzi et Kypsèli, On les a vus, oui, on est loin maintenant, On vient de tomber sur un marché en plein air, on va faire semblant d’acheter des légumes.

Dans l’enceinte du tribunal, Magda Fyssa crie le nom de son fils, le rappeur Killah P., et lui annonce sa victoire. «Tu y es arrivé, mon fils, mon fils, mon fils.» Elle est en noir, elle lève les deux bras vers le ciel, elle tient dans sa main gauche une petite bouteille d’eau. Le père de Shehzad Luqman, arrivé du Pakistan en 2007 et tué à l’âge de 27 ans dans le quartier de Pètrálona, murmure quelques mots à l’annonce du verdict puis s’éclipse. Quelqu’un se souvient que Shehzad, au cours du dernier mois de sa vie, travaillait sur le marché ouvert de Pètrálona et qu’il avait auparavant travaillé comme gardien d’usine dans la banlieue d’Asprópyrgos.

Demain, au réveil et dans les préparatifs du départ pour l’école, Fotini se rappellera que le 7 octobre est aussi la date de l’insurrection des déportés d’Auschwitz — Juifs grecs et hongrois des Sonderkommandos et quelques soldats russes. Une amie se souvient que le 7 octobre marque la date du jour où son père est mort : «C’était une date barrée, une date qui n’existait pas — mais j’ai le sentiment de l’avoir récupérée, aujourd’hui.»

— C’est quoi une victoire? t’avait demandé ta fille, ce soir de liesse d’il y a cinq ans où, débouchant de l’avenue Stadíou, vous aviez pénétré sur le parvis de la place Sýntagma pour y rejoindre Elisabeth, Cyril, Selin, Dimitris, Despina, Kyra, Stéphane, et y célébrer le triomphe du référendum.

Une ou deux heures auparavant, à l’annonce du résultat, elle avait été effrayée : Fotini l’avait prise dans ses bras pour lui expliquer qu’on ne pleurait pas toujours de tristesse, qu’on pouvait pleurer de joie. Elle n’avait pas été tout à fait convaincue.

— C’est quoi une victoire?

Elle ne nous pose plus la question. Pour elle, qui adore les histoires de la mythologie grecque, ça va de soi : la victoire, νίκη, est un des noms de la déesse Athèna, qui aimait les oliviers et les chouettes, qui savent attendre.

Athènes, mercredi 7 octobre 2020