autre chose (slam)

— ça s’arrête jamais la rue
c’est jamais calme
jamais chez toi —
autre chose
que perdre progressivement rêves sourire puis paroles
que d’avoir perdu sa première sa deuxième sa troisième personne
et de les chercher dans des sacs
que de rester éveillé pour ne plus avoir où dormir — trop risqué
de dormir, là-bas, et pas seulement pour une femme —
et passer la nuit à marcher
que le cri blanc d’une crise d’angoisse en cellule ou en centre
que le nombre et la liste des morts
et qu’appeler le 115 cent fois pour pas être sûre

d’avoir une place

autre chose qu’une tente
avec un chien pour la chaleur, la nuit
et que de se battre pour rester simplement humaine —
autre chose qu’un coin à soi, un rêve avec un lit, une douche
et un réchaud
le kiosque Place des Fêtes
le bus de l’Armée du Salut
autre chose que d’être parqués les étrangers dedans et les Français dehors
qu’un campement à 1€ par jour mais où les chiens
sont acceptés
que le parking souterrain du centre Créteil Soleil un centre d’urgence du Val-de-Marne un carton devant Prisunic et la bibliothèque pour les jours où il pleut
autre chose qu’un CV troué
2001 rien
2002 rien
2006 néant
autre chose qu’y s’est passé que j’ai perdu mon travail et que la date du jour où on a décroché
que de dormir sous la tente à Vincennes
dans une structure d’urgence à Annecy
que de tomber ou de se demander
qui tombera à sa place
autre chose que de la neige
et que ce Noël-là
autre chose qu’hurler ou dire on peut rien faire alors
les Arabes et les Noirs on les aide on leur donne de l’argent on leur donne des logements et nous les Français à la rue
que la réalité même si c’est difficile
autre chose qu’un temps de pause
pour dormir se doucher manger et discuter
qu’entrer dans l’exclusion
que seuil de pauvreté plutôt seuil d’une maison
que le mot SDF plutôt habitants de la rue
que dehors s’il n’y avait pas le 115
que dans un squat à se doucher à la bouteille
que seule déjà
sans avoir de lit
de matelas propre
de draps propres
que des histoires de couple
boulot femme logement perdus
que de devoir descendre au fond
pour pouvoir remonter
autre chose que perdre l’envie de se battre
et perdre sa foi en soi et plus
lever la tête
que de se dire à la rue
autre chose que les agences
qui demandent des cautionnaires
à ceux qui n’en ont pas
que de se dire à vingt ou cinquante ans
qu’on a foiré sa vie
autre chose qu’à Saint-Christophe
que pas d’aide sociale
que pas repris les cours
que statut SDF
que pas d’aide financière et se démerder toute seule
que pas de RSA
que rien
qu’avoir en face
des gens qu’ont pas connu l’hiver
que ces années qui ne passent pas mais tombent
un an un an et demi deux ans trois ans et puis
autre chose que ce qu’on a déjà souffert
que la société actuelle
parce que la société à l’heure actuelle c’est bien
y a des gens qui travaillent
qui achètent qui ont des voitures
qui font leurs courses et puis
qui peuvent aller chercher leurs enfants à l’école
mais c’est quand même un peu pourri
la preuve
c’est que les oiseaux disparaissent
autre chose
courir, pousser une porte, entrer
ressortir en courant
se disperser ensemble pour se retrouver plus loin
recommencer le lendemain le lendemain encore parce que le mouvement a pris et qu’il ne faut pas laisser retomber ça un mouvement
de sans-logis et de chômeurs
courir, au sortir du métro, pour arriver avant les flics
entendre le souffle de ceux qui courent et quelquefois des voix, derrière,
le matin et le froid de décembre
et la lumière glissante
et ne pas déraper
et la Seine à 10 ou 20 mètres
et le sol de graviers
et l’horizon trop grand
entrer comme on se projette contre une paroi de verre
et comme on se jette dans la gueule du loup
et parler tout de suite en découvrant les lieux
Conseil économique et social
annexe du Sénat
hôtels particuliers
immeubles vides de quatre étages avec cour où il faut
s’installer très vite
vigiles ou pas
et riverains qui se plaignent
des nuisances pour ne pas avoir à dire femmes, enfants
et peut-être les sirènes au loin depuis l’autre bord de la Seine
ou juste la rumeur
de ceux qui partent en surplace au travail
faire vite
barrer l’entrée
coller sur les vitres des lettres sur le dehors
continuer de courir vers les ascenseurs et les escaliers de service
(le bureau des demandes de logement est au deuxième étage)
et ne respecter plus rien pas même ça
le travail
de ceux qui laissent des mineurs à la rue
depuis trois mois A. et ses trois enfants
M., 11 ans, M., 8 ans, A., 5 ans
sont dehors
l’expulsion a eu lieu
quelques minutes seulement après le départ pour l’école
reculez, monsieur, reculez,
l’école ferme à 4 heures et demie
la porte va être mise sous scellés, et blindée
récupérer les jouets
appeler le 115 plus de trente fois en une heure
regarder sa montre
sortir
aller chercher les enfants à l’école
autre chose qu’un passage
autre chose que l’hiver
autre chose que trois enfants par la main
qu’un square
et que des hommes au voisinage des chiens
autre chose que le bleu des couvertures d’Emmaüs
et que des tentes à la périphérie
autre chose que la boue de l’Europe pour dormir
autre chose que rester sans réponse
et que de se demander chaque jour au matin
où on dormira ce soir
autre chose que de dormir dans les toilettes publiques
et que si on demandait l’impossible
et pas simplement ça, une maison :
chez nous
la maison on dit ev
chez nous البيت
chez nous mal
autre chose que les carrelages blancs du centre d’accueil médico-social et que les carrelages blancs du centre d’hébergement pour femmes de l’avenue de Crimée et que les carreaux des toilettes et que la couleur des murs
autre chose que la rue où arrive toujours quelque chose quelqu’un
pour te prendre tes affaires
ton sac
ton K-way
ton fric
autre chose que des gens qui passent
des lumières
des supermarchés et des banques
moi
j’crois pour vivre comme ça c’est
c’est pour des bêtes
pas
pas pour des humains
on ne veut pas
on ne peut pas vivre comme ça,
nous —
il faudrait que ce soit propre
qu’il n’y ait plus de voitures
on pourrait réparer toutes les choses cassées
il faudrait installer des bancs
on aurait une salle quand il pleut
pour faire des jeux de société, parler, et puis faire des fêtes en hiver.


22 mars 2018

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